LE VISAGE DES ÉTOILES- Stéphane Méliade
Les premiers signes du réveil se firent sentir dans la conscience de
Christa Mc Auliffe. Son corps gelé l'intrigua. Elle ne se souvenait pas
de cette partie du plan de vol. Elle voulut se lever, mais aucun de ses
muscles ne lui obéissait. Christa fut tentée de replonger dans l'océan
tiède d'où elle émergeai à peine. "Je suis bien... je vais dormir encore
un peu... dans la navette". "LA NAVETTE !". La gangue de stupeur
tomba soudain d'elle. Il 'était pas question de dormir dans la navette
! Tout était minuté, il n'y avait pas une seconde à perdre. Elle devait
prouver à la NASA qu'ils avaient eu raison de désigner une
astronaute institutrice pour la première fois dans l'histoire de la
conquète spatiale. Puis, sa fierté retomba, elle s'était rendue
compte...
Elle ne pouvait pas encore accomoder sa vision, mais sa perception
de l'espace le lui disait clairement : Elle n'était pas dans la navette
Challenger. Quelque chose lui disait qu'il n'y avait plus de navette
Challenger.
- Ne vous agitez pas comme ça... ordonna doucement une voix
d'homme.
C'était le ton typique et inimitable d'une voix de médecin.
Christa essaya de parler et il lui sembla qu'elle devait soulever sa
langue comme une planche. Elle fit levier avec sa volonté et articula
:
- Qu'est ce qui m'est arrivée ?
Le médecin la considéra avec sympathie.
- Savez vous que 260 milions d'Américains vous croient... morte ?
Une explosion terrible, en direct...
- Je ne comprends pas...
Christa ne se souvenait d'aucune explosion, d'aucun choc, juste
d'une sensation délicieuse de glisser dans le sommeil. Elle pensa à
ses élèves, à ses enfants. Un sursaut de rage la saisit. Elle voulut se
dégager. Le médecin ouvrit les mains et haussa les épaules.
- Vous pouvez vous lever, vous n'êtes pas blessée du tout... mais
vous n'irez pas loin...vous êtes en plein Pacifique Sud, à 5000 km du
continent... et cette île est déserte... à part le laboratoire, bien sûr...
Il s'animé un peu plus.
- Ah, ça a été dur. Il a fallu construire une fausse navette et cette
mise en scène...
Il plissa le nez avec regret.
-.... cette mise en scène était détestable, mais vous comprenez, il
fallait que le monde entier croie que la navette Challenger a explosé
aujourd'hui. Mais vous, vous êtiez à bord de la vraie navette. L'autre
a décollé après, sans personne dedans.
- La vraie ?... l'autre ? ...
-Il a fallu vous tracter à toute vitesse en déployant un champ de
force pour la rendre invisible... le Pentagone sait faire ça. Puis la
navette vide a explosé et l'Amérique entière est en deuil,
aujourd'hui...
- Mais pourquoi.... POURQUOI ?
Christa put tourner la tête pour la première fois. Elle se trouvait
dans une vaste salle, très vaste même. Elle reconnut ses six
compagnons de vol, aussi hébétés qu'elle. Puis, elle se crispa toute
entière, sous le regard attentif du mèdecin.
Dans la salle, non seulement il y avait l'équipage de la navette
Challenger, mais aussi d'autres gens....
-... Non... dites moi que je rêve...
Depuis toute petite, elle était passionnée d'aviation, elle savait tout
sur les moteurs, les plans de vol. Son premier plaisir de petite fille,
un plaisir total, c'était quand son père la faisait tourner, très vite et
très haut. Alors, elle étendait les bras et le monde lui appartenait.
Elle s'était tout de suite portée volontaire pour la mission
Challenger. Depuis toujours, elle voulait voler...
Autant que les avions, elle connaissait la vie des pilotes par coeur.
Leur vie et leur visage...
Le médecin l'accompagna prudemment, à distance, mais prêt à
intervenir, pendant qu'elle se rapprochait de l'homme en blouson
d'aviateur.
Le deuxième plaisir total de Christa, lorsque le sang lui avait battu
aux tempes et qu'elle était ivre de bonheur, c'était d'aller dans la
bibliothèque. Là, il y avait un livre qui était plus qu'un livre., un ami
de chaque instant.
Lorsqu'elle approcha le pilote, elle n'eut pas le temps de dire la
phrase qui lui brûlait les lèvres. Il lissa un peu sa moustache et lui
tendit un dessin. Il lui sourit doucement et lui dit :
- J'accueille toujours les nouveaux comme ça...
Elle hocha la tête. Elle comprenait.
- Alors, vous non plus, vous n'êtes pas...
- Non, je ne suis pas...
Bien sûr que non, elle n'était pas morte ! Elle aurait voulu le dire, le
crier à ses enfants, à ses parents, à ses élèves...
Le pilote regarda Christa, puis jeta un coup d'oeil interrogatif vers le
médecin qui battit des paupières. Il redressa le col de son blouson,
dans le même geste qu'il avait fait, cinquante ans auparavant.
- Vous avez été trop haut lors de votre vol d'essai... vous avez vu...
comme moi, comme nous tous...
Des images fleurirent dans la mémoire de Christa Mc Auliffe.
- Oui, je me souviens... j'ai... j'ai vu...
Le pilote poursuivit.
- C'est pourquoi le Pentagone a organisé cette mise en scène, ce faut
départ et cette fausse explosion. Nous y sommes préparés et
intervenons régulièrement.
Elle désigna le ciel.
- Mais alors... tout cela dure depuis... des siècles.... des millénaires.
L'humanité entière croit que l'espace est vide ?
Le médecin intervint.
- Le problême est que le champ de force a quelques points faibles et
que certains pilotes se trouvent à un moment de leur vol à un angle
tel que celui ci n'est pas efficace. Alors, ils voient. Mais nous le
savons tout de suite et nous faisons le nécessaire.
Les souvenirs s'emboîtaient les uns dans les autres, de plus en plus
complets.
- Pour que nous ne parlions pas ?
- Oui, et nous pensons que le silence durera encore un moment.
Mais nous avons l'espoir qu'un jour...
Christa ne posa pas d'autres questions ce jour là. Elle préfèrait
rester près de l'homme qui avait enchanté son âme de petite fille.
Elle était fière et heureuse jusqu'aux larmes de partager ce savoir
avec lui. Oui, il était encore trop tôt pour l'humanité... Le Pentagone,
et tous ceux qui l'avaient précédé, quelle importance... ils
passeraient et seraient oubliés... mais ce qu'elle avait vu ! Cet
instant serait inscrit en elle pour toujours.
Elle s'attendait presque à voir arriver l'enfant blond.
Parfois, il y avait des déchirures dans l'écran du ciel, dans le film
permanent projeté devant les yeux des hommes depuis des
millénaires. Et maintenant, Christa savait que les étoiles étaient
beaucoup plus que ce qu'elle avait jamais osé imaginer.
Sans bouger, elle tournait, tournait dans les bras de son père, elle
étendait les bras et le monde lui appartenait. Mais maintenant, elle
n'avait plus besoin de descendre pour aller dans la bibliothèque. Au
bout de ses bras, elle tenait le livre-ami et ses pages vibraient comme
un moteur d'avion
Elle ne se lassait pas de regarder le dessin de mouton que lui avait
offert, en cadeau de bienvenue, Antoine de St-Exupéry.
Stéphane Méliade, le 17-09-97
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