L'enfant du DravantegStéphane Méliade, 18-09-97/20-03-99
Le Dravanteg est un des bateaux qui relient, dans le golfe du Morbihan, Port-Navalo à l'île d'Houat. Y a t-il un bretonnant parmi vous qui pourrait me dire le sens du mot "dravanteg", est-ce un nom commun ou nom de personne ou de lieu ? Pour me répondre
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-- L'enfant du Dravanteg -- Il pleuvait dur sur le Dravanteg ce jour là. Il mouillait autant du bas que du haut. À vrai dire, il en montait plus de l'océan qu'il n'en tombait du ciel. J'avais la gorge tapissée de cristaux de sel, j'aurais tout donné pour une gorgée d'eau douce. Tout, sauf ma place. Elle était ici, ma place, à la barre du Dravanteg. Pour sûr, L'univers n'aurait plus tourné rond si quelqu'un d'autre avait conduit ce bateau de Port-Navalo à l'île d'Houat. Les touristes prétendaient que l'été arrivait dans deux jours. Je les laissai dire ; chez nous, les quatre saisons sont inséparables et toujours les unes dans les autres. Je rigolais tout seul à la barre, je transportais une école au complet. Ah ! C'était autre chose que les touristes de d'habitude ! Les loupiots, ils buvaient la mer, leurs yeux criaient, leurs mains sautaient, claquaient les gouttes, Et ma femme qui voudrait que je laisse tomber le Dravanteg pour faire le chauffeur de bus sur la ligne du Golfe, comme quoi je serai toujours rentré pour le 20 heures. Merde ! Si elle les avait vus, les p'tits bouts, elle aurait tout laissé tomber pour filer vers Houat avec eux.... Quand le téléphone du bord a sonné, j'étais de bonne humeur, j'ai décroché à la cow-boy, faisant sauter le combiné dans mes mains. - Allô ? - Erwann ? C'est bien toi ? Cette voix... J'ai regardé la mer, et j'y ai vu bouger des reflets qui me tiraient les yeux. La voix à l'autre bout du fil avait allumé des couleurs dans l'eau. J'ai secoué la tête pour chasser mon vertige. Je n'ai jamais bu pendant le service ,après c'est autre chose, mais jamais au grand jamais, on ne m'a vu autrement que droit comme un I à la barre du Dravanteg. Un I dans un cercle, comme une boussole. J'ai observé les loupiots, ils n'en manquait pas un. Alors, j'ai répondu sans savoir à qui. - Oui, c'est moi... mais... et toi ? Qui tu es ? Je me permettais de tutoyer la voix, parce que c'était une voix de petite fille, une drôle de voix qui semblait parler à travers la mer. Après ma question, la voix a gentiment ri au bout du fil. - C'est moi qui pose les questions... D'habitude j'ai la réputation d'être susceptible, et Loïc Kervadec en a le nez tellement tordu qu'on l'appelle "À babord toute". Mais j'ai ri avec elle. Nos deux rires se sont mélés pendant cinq secondes et c'était aussi joli que les soeurs Goadec qui chantaient ensemble à la noce de mon neveu. C'était harmonieux et vaste. Sur le pont, en me retournant, j'ai remarqué que les loupiots étaient moins bruyants. Je me suis gratté la tête, machinalement et je suis retourné vers la voix : - On m'appelle Erwann Le Coz depuis que je suis né. Et... et toi ? Tu ne veux vraiment pas me le dire ? L'enfant a soupiré : - Maintenant, je peux choisir plusieurs noms, tu peux m'en donner un, si tu veux, même ... Je voyais la ligne de l'île d'Houat se rapprocher, mais j'avais l'impression de tout contempler de l'extérieur, d'être à des années lumière de l'île. Je n'étais même plus sûr d'être sur l'Atlantique. Je me suis passé la main dans les cheveux, je commençais à trouver mes jambes pas très solides. - Je serais toi, j'irais chez Le Binic à St Gildas, c'est un très bon coiffeur, il m'a fait des belles vagues dans les cheveux et toi, tu commences à avoir les cheveux trop longs ! à plaisanté la voix. J'ai failli faire virer le bateau. - Tu...tu me VOIS ?!? Où tu es, petite, dis moi où tu es ? Il n'y avait pas d'autre téléphone à bord. La petite fille qui m'appelait me voyait et elle ne pouvait pas être sur le bateau. Peut être que c'était une sirène, une enfant-vague au bout du fil. J'avais attrapé un coup de soleil bleu. Fugitivement, j'ai donné raison à ma femme. Peut être que dès demain, j'avais intérêt à quitter l'océan pour toujours, et m'engager à la compagnie des bus. J'ai jeté un oeil sur les loupiots en train de crier derrière. Non, finalement, pour rien au monde, je n'aurais mis pied à terre. - Et pourquoi tu m'appelles, alors... ? C'était la seule chose à demander. Un esprit logique aurait conclu "tu n'existes pas" et aurait raccroché. Mais nous autres, les celtes, on n'a pas la même frontière de l'impossible que la plupart des autres gens, on peut en encaisser pas mal. La jolie voix chantante, au bout du fil a répondu. - J'entends ce que tu penses. Je ne suis pas une sirêne, je suis ton amie. Tu me connais. Erwann, tu te souviens du jour de l'hélicoptère ? Bon Dieu... un peu que je m'en souvenais ! Oh, ça s'était passé plus de dix ans auparavant, mais ça restait gravé dans ma mémoire pour toujours : en pleine tempête, au coeur de l'hiver, une femme avait accouché sur le bateau, à cent brasses de Houat et la Sécurité Civile avait envoyé un hélico dare-dare pour la ramener sur le continent. J'ai haussé les épaules : - Bien sûr que je me souviens ! Quel rapport ? Je lui ai répondu d'un ton un peu bourru, j'avais presque peur de sa voix . Il me semblait l'avoir toujours entendue, j'aurais pu dire par coeur quelle était sa musique, je savais quand elle allait monter et descendre, j'aurais pu dessiner sa voix sur une feuille. Et pourtant, c'était la première fois qu'elle me parlait. Houat grossissait petit à petit et moi, je me sentais le pied de moins en moins marin. - Fais pas semblant ! a chanté la voix. C'est moi qui suis née, ce jour là, et tu le sais très bien. Tu joues toujours à cache-cache avec ton esprit ! - ... J'ai failli donner un demi tour à la barre ou sauter à la mer ou fondre en larmes, n'importe quoi pour me réveiller et je me suis senti tout blanc dedans. - Ça va comme tu veux ? T'as pas l'air dans ton assiette... C'était Pierig, mon second. Je l'ai renvoyé d'un revers de main en tentant de rire avec lui. - Tout va bien, on est presque arrivés. J'ai juste besoin de me dégourdir les jambes. Pierig a grogné de satisfaction et m' a laissé tranquille. À partir de ce moment là, j'ai eu la sensation que la petite fille au bout du fil tenait la barre avec moi et qu'on menait tous les deux le Dravanteg vers Houat. Et je n'avais plus envie qu'elle parte, jamais. - Allô ? Allô ? Petite ? Soleil bleu, puisque tu ne veux pas me dire ton nom, je vais t'appeler Soleil Bleu... tu es toujours là ? Tu... tu restes avec moi, hein ? Un coup d'oeil vers le pont. Les loupiots tendaient des dizaines de doigts pour montrer les maisons de Houat, de plus en plus proches. Il ne fallait pas que Soleil Bleu s'arrête de parler, sinon leurs joues se creuseraient, leur sourires pendraient dans l'eau et ils seraient déçus pour toujours, sans même savoir de quoi. - Allô ? Soleil bleu...dis quelque chose... s'il te plaît. Elle a respiré au bout du fil, son souffle sonnait comme si elle devait se concentrer pour parler à nouveau. - Je suis là. C'est joli, Soleil Bleu... Elle chuchotait et pourtant, elle avait dit ça comme si elle criait tout bas. - Alors... c'est toi qui est née ce jour là ? - Oui. C'était l'hiver... tu étais là. Il faisait froid... - Mais comment tu peux te souvenir de ta naissance ? - Maintenant, je peux...ça ne fait pas longtemps, mais je peux... Sa voix semblait un peu plus triste. Mais elle a vite repris sa ligne chantante. - C'était l'hiver et l'hélicoptère faisait des cercles dans l'eau, des cercles qui bougaient, comme vivants. C'était très beau, Erwann. Et aujourd'hui, c'est bientôt l'été et...je refais le voyage... et tu es toujours là. Je ne cherchais plus à comprendre. Elle et moi, on tenait rudement bien la barre, comme si on avait fait équipe depuis toujours et je savais au fond de moi que ce voyage était sacrément important. De plus en plus proches, les maisons de Houat ressemblaient à des yeux attentifs, comme si elles avaient compris. J'ai cherché quelque chose à dire. - Alors... bienvenue à bord, Soleil Bleu. On a ri ensemble trente bonnes secondes sans nous arrêter. Puis j'ai essayé de me souvenir des traits de cette femme, sur le pont, d'entendre à nouveau le premier cri du bébé tourner avec les pales de l'hélico qui arrivait. Et je me suis rendu compte que je les connaissais par coeur, toutes les deux. Que je pensais à elles à chaque traversée sans m'en rendre compte. J'avais une envie folle de faire tourner la barre comme des pales d'hélicoptères de faire danser le bateau, de faire bouger des cercles dans l'eau. Je suis sûr qu'elle aurait adoré. - Quand je pense que je croyais vous avoir oubliées, Soleil Bleu... Elle a eu un joli rire, un peu grave. - Tu sais, maintenant, on va pouvoir se parler tout le temps, quand on veut... On a mené le Dravanteg à bon port et les loupiots sont tous descendus comme des chefs, sans prendre la main de Pierig. Depuis, pendant les traversées, je ne laisse plus jamais quelqu'un d'autre de l'équipage décrocher le téléphone de bord à ma place. 18-09-97/20-03-99
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