-- La moureuse --La forêt était un vaste bar à sève. J'avais les joues soudées au comptoir et les gens disaient que j'étais mort. Ou que j'étais déjà comme ces vieux enchanteurs, ceux qui ont tellement bu qu'ils sont devenus boisson, ceux à qui on tourne le nez comme un robinet. Ceux à qui on parle en regardant leur dos en face. Mais j'étais juste en train de germer tranquille. Dans ma tête, je marchais loin. J'allais dans la forêt, des harpes au bout des doigts, des herbes chantantes au creux des lèvres, elles parlaient à ma place. Je cherchais la-femme-qui-vivait-partout. Tous les hommes du pays la sentaient vivre, mais aucun ne l'avait jamais aperçue. Pourtant, elle nous tenait tous debout au dessus de nos verres. Elle était dans les vagues blanches des bières sombres que les hommes penchaient vers leur visage,amante fluide et oblique.Elle était dans nos yeux rouges et nos soupirs d'orages. Elle était dans les échardes des tables du bar. Elle était dans nos gestes las, quand le bar fermait. Nous partions dans la nuit en faisant tous semblant d'avoir une maison,quelque part où dormir. Mais, une fois seul, on se glissait sous une feuille tombée, et on restait là, certains que si elle venait à passer, quelque chose nous préviendrait, un vent différent, la douceur particulière du lever du soleil, quelque chose. C'est pour Elle que je m'écroulais, et, qu'en cachette, je me lançais comme une fronde, le plus loin possible, dans la forêt, pour La trouver avant les autres. En me voyant comme ça, ils ne se presseraient pas, et avant qu'ils aient eu le temps de dire ouf, je reviendrais au bar, avec Elle à mon bras. Et on danserait jusqu'à ce que mort s'ensuive. La leur. Je marchais en dormant. Mes mains s'ouvraient comme des gueules de chiens maigres. Je jouais à un jeu avec la nuit, depuis toujours. Elle lançait une lumière et mes mains partaient devant moi pour la rattraper. C'étaient des jeux de ciel et de vent. Elle et moi, on avait gardé les nuages ensemble, bien avant de naître. Ma soeur la nuit me prévenait, m'envoyait des rêves de plus en plus pointus, pour me réveiller en sursaut. Elle disait que la Femme-qui-vivait-partout était une soif aux cheveux rieurs et aux lèvres douces, qu'Elle voulait boire et que l'intérieur de Sa bouche était une caverne où l'on tombait en oubliant tout. Effectivement, Il y avait de drôles de feuilles sur les arbres, trop claires, couleur de langue nue, elles faisaient presque mal à regarder. Tout le monde disait que la-Femme-qui-vit-partout les avait mises là,qu'elles avaient le toucher de Ses seins, que ses nervures étaient des baisers à suivre du bout des doigts. Lorsqu'on en effleurait une, même si on était immobile, on glissait, on tombait droit dans l'arbre. On tombait vers l'intérieur, là où Elle nous attendait. Cette nuit là, je me suis écorché en glissant et j'ai laissé mon sang écrire sur le tronc qu'il y avait désormais une chaise libre dans le bar de la forêt. Ils ont ramassé mon corps et m'ont enterré dans le bar, sous les lattes du plancher. Puis ils ont dansé au dessus de moi, c'était tellement réussi, que la porte s'est ouverte d'un coup et qu'une voix de femme à chanté : "tournée générale ! ". On n'avait jamais vu de femme, dans ce bar. Et d'ailleurs on en vit pas plus ce soir là, juste un visage dans le grand miroir, le temps d'un courant d'air. Un visage si étrange qu'il n'y avait plus besoin de boire pour être ivre. À partir de ce soir là, on ne versa plus dans les verres que les souvenirs de ce visage. Moi, j'étais déjà loin d'eux, il fallait que je m'occupe de grandirpour Elle. Elle avait été bonne pour moi, je ne tombais pas à l'automne et les pucerons ne m'appréciaient pas. Je pouvais espérer vivre longtemps là, à regarder mes anciens copains passer, priant qu'ils ne trouveraient jamais ce qu'ils cherchaient. Quand Elle venait me voir, Elle se passait la langue sur les lèvres et se penchait pour un baiser, frôlant mes nervures avec ses seins. Elle m'entourait de ses jambes et m'enfonçait un peu plus chaque nuit. Elle me voulait vaste en Elle. À chaque fois qu'Elle s'en allait, je remarquais qu'il me manquait un mot de plus. Elle était partie avec, je ne sais pas ce qu'Elle en faisait, peut être Elle les retournait comme des gants pour voir ce qu'il y avait à l'intérieur. Mais moi, je les oubliais, un par un. Je savais qu'un jour, je ne serais plus qu'attente de Son pas, qu'arbre aux yeux fermés, s'ouvrant seulement pour la minute de Son baiser. Parfois, lorsque mes amis passaient, j'essayais de bruisser plus fort, de produire des sons grondants, des craquements. Je leur lançais les quelques mots qui me restaient, le plus fort possible, pour qu'il heurte leur sourire stupide, alors qu'ils marchaient en essayant de La respirer. J'espère tout de même en avoir sauvé un ou deux. 14-03-99 Autres nouvelles :